Lorem ipsum

Vous lisez, vous, ce qui est écrit sur vos T-shirts ? Moi, j’avoue que je garde toujours une certaine méfiance envers tous les trucs écrits que je ne comprends pas. Ce serait un peu comme se faire tatouer de jolis caractères chinois mystérieux sur l’épaule (我是蜗牛, par exemple). En moins définitif, ok. Mais quand même.

J’ai vu il y a peu un T-shirt arborant, entre autres décorations, un petit texte imprimé à l’arrière-plan. On pouvait lire : « Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipiscing elit… » Latinistes de tous les pays, si vous cherchez le sens de cette phrase en vous demandant pourquoi diantre un styliste a mis du latin sur un T-shirt, c’est une réaction normale. Et si, malgré tous vos efforts, vous ne comprenez rien, c’est normal aussi.

Vous connaissez peut-être ce qu’on appelle Lorem ipsum : un modèle de « faux texte » utilisé pour donner l’illusion d’un texte écrit sur des images destinées à être vues rapidement ou de loin, ou pour avoir une idée de la mise en page d’un document.

Quelques exemples :

lorem-ipsum-1lorem-ipsum-2(Je vous dirais bien de cliquer sur les images pour zoomer, mais WordPress n’a pas l’air de conserver la résolution initiale. Si quelqu’un a une solution, je prends.)

Bref, aujourd’hui on peut trouver du Lorem ipsum un peu partout. J’en ai même vu sur les documents officiels d’une structure, envoyés en pièce jointe par mail à un paquet de gens. L’équipe com avait oublié de les remplacer par les documents rédigés. Ballot.

Voici le texte en entier :

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Ça ressemble quand même beaucoup à du latin, non ?

Sauf que rien que le premier mot, vous ne le trouverez pas dans le dictionnaire. On remarque aussi des terminaisons pas très latines : regardez un peu le dernier mot de la première ligne, « adipiscing ». Ou ce charmant « exercitation » à la ligne 4…

Mais qu’est-ce donc que cela, me direz-vous ? Eh bien, la réponse n’est pas si simple.

Si vous vous renseignez un peu sur ce faux texte, vous allez tout de suite tomber sur un site générateur de Lorem ipsum qui vous explique aussi rapidement l’origine de la chose : tout cela remonterait au XVIe siècle, et serait le fruit de l’imagination d’un imprimeur anonyme pour réaliser un livre spécimen de polices de texte. Celui-ci aurait ouvert un peu au hasard le De finibus bonorum et malorum (Des limites des biens et des maux) de Cicéron et aurait élaboré ce faux texte à partir d’un passage qu’on a pu identifier (I, 10, 32). So romantic.

Mais bon, il y a quelques trucs qui clochent.

Le Lorem ipsum sert à faire du remplissage, à donner une idée de l’aspect d’un paragraphe ou d’une page si on utilise telle ou telle police par exemple, en évacuant l’attention que le lecteur porterait au sens si le texte en avait un. Or on peut considérer qu’à l’époque à peu près tous les imprimeurs connaissaient le latin, vu la proportion d’ouvrages publiés dans cette langue… Donc pourquoi, au XVIe siècle, un bonhomme serait allé choisir du latin pour élaborer un texte destiné à ne pas attirer l’attention ? Certes, le sens a quelque peu disparu dans ce passage, mais c’est justement plus intrigant pour quiconque est un peu latiniste, puisqu’on cherche instinctivement à en trouver un.

De deux, si les terminaisons pas très latines signalées ci-dessus vous ont fait penser à une langue vivante en particulier, bravo. Celle en -ing, au hasard… Bon, après, rien n’exclut que l’imprimeur anonyme sus-mentionné ait été anglophone. Ne soyons pas critiques par principe.

Ça se corse quand on cherche les traces les plus anciennes de l’utilisation du Lorem ipsum. D’après le blog La question du latin, et les recherches remarquables de son auteur sur ce sujet, il est difficile de remonter avant les années 1970 et les planches de typographie que voici :lorem-ipsum-4

Le Lorem ipsum ne remonterait donc peut-être pas plus loin que le XXe siècle… Enfin, tout ceci ne prouve rien.

Mais regardons d’un peu plus près le texte de base :lorem-ipsum-5

L’inventeur du Lorem ipsum avait donc bien le De finibus sous les yeux, aucun doute possible. Mais si on ne sait pas à quelle époque il vivait, on peut peut-être chercher quelle version du texte il a consultée, en s’appuyant sur les divergences entre les éditions. Et ça, c’est faisable.

Résultat des courses : une édition où le mot « lorem », reliquat d’un « dolorem » coupé après la première syllabe, se trouve en tête d’une nouvelle page, ça semble être une bonne candidate. Qu’en pensez-vous ?

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Moralité : lisez vos T-shirts avant de les acheter, si vous ne voulez pas risquer de vous déclarer malgré vous partisan d’un Cicéron devenu philosophe de l’absurde à cause d’un typographe anonyme du milieu du XXe siècle. Il est probable que personne ne comprendrait, mais vous, vous saurez.

 

 

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Quant à ce T-shirt-ci, ben, euh… Ne le mettez pas en Chine, c’est tout.

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